DE LA REPRESENTATION ACTUELLE DE L'ART ABORIGENE : ETAT DES LIEUX



"(...) le culte des marchandises se pratique
tout aussi bien en Mélanésie qu'à Beaubourg.
Dans cette conjoncture,
l'objet devient chose indistincte
et vise à circuler au-delà des frontières culturelles ;
il est une chose dé-culturalisée.
L' "art mondial" n'est rien d'autre
qu'une immense accumulation d'objets et de gadgets."

Remo Guidieri, Cargaison.

Exemple du musée d'Adélaïde (c.f. "carnet de rêves")

La problématique de la représentation "occidentale" de l'art indigène d'Australie se retrouve dans les murs de l'Art Gallery of South Australia.
En visitant ces lieux qui se voulaient être un parcours initiatique à travers l'histoire artistique de l'Australie, on constate rapidement que la place réservée au patrimoine aborigène traditionnel est disproportionnée par rapport à ce qui est alloué à la création contemporaine .

D'une part, les oeuvres traditionnelles se trouvent intégrées dans un hall d'entrée froid et blanc, où l'objet devient roi au milieu de ce temple que les gens visitent au pas de course. Leur regard semble plus s'arrêter à des signes qu'à l'oeuvre en elle-même. Parfois, des artistes viennent pour accomplir une peinture, et ainsi, ajouter un élan d' "authenticité". On présente ainsi cette partie du musée : "The Gallery also collects Aboriginal art from all parts of Australia and has the finest collection of Aboriginal desert dot painting from Central Australia, dating from the beginning of that painting movement in the early 1970s." Hélas, en faisant l'inventaire des oeuvres présentes, aucune ne provient de la partie orientale de l'Australie, ni même du sud. De plus, sur quels critères parlent-ils de "finest collection" ? Cette idéologie du Beau, du représentatif, trouve sa frontière dans les musées. D'autre part, l'emplacement de la seule oeuvre non "traditionnelle" révèle bien le problème de l'intégration du statut d'aborigène dans le processus créatif contemporain. Jimmy Pike, artiste dont le souci expressif est né en prison, voit sa toile exposée dans un lieu de passage entre le hall réservé aux arts traditionnels aborigènes, la partie du musée réservée à l'art contemporain et des salons pour expositions privées.
La question serait la suivante : considère-t-on les oeuvres aborigènes pour leur statut, ou pour leur intérêt esthétique ? Si la valeur esthétique est l'objet de leur représentation, pourquoi ne pas représenter toutes les écoles parmi l'art contemporain ? Pourquoi, alors, leur place est-elle à part !

Ethique et esthétique

La démarche des visiteurs des musées est très saine. En effet, discuter avec ces passants et se plonger dans leur regard nous fait prendre conscience de leur acte de considération et de curiosité, éloigné de tout voyeurisme déplacé.
Cependant, le débat se porte plus loin. Il serait plus proche de la problématique des zoo. Faut-il montrer des animaux aux homo-sapiens-sapiens et, ainsi, mettre en place un vecteur d'attachement et de compréhension de l'animal, ou les "laisser tranquille" ?
Catherine Bédarida écrit, dans Le Monde, à ce propos : "Le marché de l'art est imperméable à ces questions éthiques." Certes, l'art n'a pas de limites. Mais, c'est le marché de sa représentation qui les côtoient pour lui.

Accueillir un artiste de ces communautés, c'est témoigner d'un art noble retrouvé, accompli dans des contrées parmi les plus inhospitalières du globe. Cependant, c'est aussi s'inscrire dans des habitudes de consommation esthétiques, où le "naturel", le "rustique" et l' "exotique" se mélangent à une démarche mercatique. Adam croque sa pomme, il en oublie l'effort.
Les "anciens" sont attendus dans les expositions munis de quelques photographies au sein de leur communauté, et exécutent des oeuvres en public. C'est un témoignage important que les visiteurs attendent, plus que des images de leur environnement géographique.

Même si sa reconnaissance équivaut à la fin d'une politique d'assimilation au sein de la culture européenne dominante, l'art aborigène se trouve confronté à une nouvelle forme de "digestion". Car, bien que la représentation occidentale de l'art aborigène soit depuis son origine un facteur de compréhension, elle est avant tout une recherche, une quête d'esthétique et d'authentique.

Mais, en voulant tout savoir, "Satan" s'est revêtu de satin. Le danger pour l'art aborigène est l'oubli de toutes ces représentations du divin, au profit d'une paresse confortable savourée dans le creux d'un divan.
Le danger vient bien des choses, de tout ce désir d'accumulation contraire à cette morale ancestrale aborigène. L'intérêt est bien présent pour tous les acteurs, mais celui-ci est à court terme.

Le mot travail n'existe pas dans les dialectes aborigènes ; on parle de chasse, de travaux ménagers, de construction...
Or, l'art est devenu la première forme d'exercice professionnel, le premier outil de rémunération, avant d'être cet accomplissement rituel, fruit du temps et du rêve.
Nous pourrions comparer cette nouvelle source de revenu à une autre : le "dol" (RMI australien). On leur offre de l'argent pour aller dans les supermarchés. Pourquoi alors partir chasser pendant trois jours ? Leurs liens sociaux traditionnels n'ont plus raison d'être, sans pour autant qu'ils soient utiles dans une société de travail qui ne veut pas d'eux. L'art est, à l'heure actuelle, la principale réponse, sans pour autant que l'homme y trouve une forme d'épanouissement identitaire.

Albert Namatjir en est le symbole le plus marquant. Cet homme est l'artiste aborigène de référence, par sa popularité et l'étendue de son oeuvre pour ce que l'on définit comme la renaissance de l'art aborigène. Il fut, et reste, une source d'inspiration pour nombre d'artistes à qui les modèles faisaient tristement défaut. Cet homme commença à travailler l'aquarelle dans les années 30 avec un artiste européen : Rex Batterbee. Il représenta ensuite le Temps du Rêve par des formes paysagères. Il fut, en 1957, le premier aborigène à obtenir la nationalité australienne, ce qui lui procura le droit d'acheter de l'alcool, d'aller ensuite en prison pour trafic et de mourir en 1958 d'alcoolisme et de désespoir.
La reconnaissance de son oeuvre et son intégration ne furent en rien une réponse à un malaise. Son oeuvre trouvait sa fin en elle-même, beaucoup plus loin que tous ces besoins revendicatifs.

Ce cadre représentatif de l'art indigène d'Australie n'est pas une forme de lutte pour les aborigènes, mais elle sert d'éponge à remords pour une partie de la population australienne, de diapason pour le gouvernement et d'intérêt financier pour beaucoup.
A ce propos, Marcia Langton (anthropologue aborigène) déclarait, le 9 décembre 1997 dans Le Monde : "Nous ne voulons pas servir de faire-valoir à la nation blanche." Hélas, dans un cadre occidentalisé, une telle liberté d'expression ne peut que légitimer le pouvoir qui ouvre une porte sur son passé et tente de témoigner d'une certaine "bonne volonté". L'expression "traditionnelle" aborigène sert, malgré elle, de faire-valoir à la nation blanche.
Ainsi, nous pouvons remarquer qu'aucune initiative d'exposition à envergure internationale ne passe par un intermédiaire aborigène. Lors de l'exposition des Magiciens de la Terre en 1989, la totalité des artistes furent recommandés par des agents du Museum of Contempory Art de Sydney et du Ministry of Arts of New South Wales Government. Il est, de ce fait difficile pour la communauté aborigène d'acquérir cette autonomie qui lui permettrait de se construire de nouveaux repères et d'assumer sa place et ses messages sur la scène artistique.

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